Pourquoi soutenir le projet de loi C-11 ?
Illustration © Sébastien Thibault
Le 2 février 2022, le ministre du Patrimoine canadien Pablo Rodriguez a introduit un projet de loi que le milieu de la culture attend depuis des années : La Loi sur la diffusion continue en ligne (projet de loi C-11).
intro c11
Le projet de loi C-11 vise à ce que les grandes entreprises de diffusion en ligne contribuent leur juste part aux écosystèmes culturels. Ce projet de loi permettra de corriger des années d’inégalités criantes en faisant en sorte que la Loi sur la radiodiffusion s’applique aux géants de la diffusion en ligne et aux entreprises dans l’environnement numérique.
La Loi sur la radiodiffusion, qui sera modernisée par ce projet de loi, est l’une des principales politiques culturelles au Canada. Elle fait en sorte que les créations et les productions canadiennes aient une place de choix sur nos ondes et nos écrans, et que les entreprises qui tirent des revenus de l’accès à la culture dans les secteurs de la musique et de l’audiovisuel contribuent à leur création, à leur mise en valeur et à leur diffusion.
Les Canadiennes et les Canadiens accèdent de plus en plus à la culture par le biais de plateformes en ligne. L’essentiel de l’écosystème de la diffusion est en transition vers le contenu numérique. Cela comporte une série d’avantages pour le public et les créateurs: accès accru à une diversité de récits, de pièces musicales et d’idées, multiplication des opportunités permettant aux créateurs de faire rayonner leurs œuvres, capacité renouvelée d’atteindre des publics au Canada et dans le monde entier…
Plusieurs grandes entreprises profitent de cette ère numérique, sans obligation de contribuer. Les artistes, les créateurs, les producteurs, les éditeurs et les autres professionnels des industries de la musique et de l’audiovisuel, ainsi que la société en général, ne récoltent pas les bénéfices d’investissements supplémentaires dans l’écosystème culturel canadien. Le projet de loi C-11 a été présenté pour corriger cette injustice.
Les plateformes d’écoute de musique en continu proposent de vastes catalogues d’environ 70 millions de chansons, d’extraits et d’autres contenus. Ces plateformes offrent de la curation : elles proposent à leurs clients une écoute musicale qui correspond à leurs goûts au moyen de listes de lecture, de recommandations et d’autres stratégies ciblées.
Sur YouTube (la plateforme la plus utilisée par les utilisateurs au Canada pour accéder à de la musique), 80% du temps d’écoute est lié à ce type de recommandations.
Dans cette optique, les artistes, créateurs et musiciens canadiens travaillent chaque jour pour que leur musique et leur contenu soient inclus dans ces recommandations. En d’autres termes, pour être entendus, les artistes canadiens doivent être recommandés.
Une grande partie de la mise en valeur, de la recommandation et de la curation s’opère au moyen de divers outils (algorithmiques, éditoriaux, « algotoriaux »), sur la base de critères déterminés par les entreprises de diffusion en ligne.
Plusieurs experts réclament plus de transparence et d’information pour mieux comprendre le travail de ces algorithmes et leurs résultats. Les recherches menées à ce jour ont permis de dégager quelques données :
- Sur YouTube, 64 % des recommandations vont aux contenus qui ont déjà plus de 1 millions de vues, et seulement 5% de ces recommandations mettent en valeur des contenus visionnés moins de 50 000 fois.
- Sur Spotify, les catalogues des grands labels (Universal Music Group, Sony Music Entertainment et Warner Music Group) fournissent 85% des chansons, mais 90% des pièces incluses dans les listes de lecture.
Lorsque les plateformes en ligne donnent la priorité au contenu en fonction de leurs seuls intérêts économiques, les artistes indépendants et émergents en pâtissent. En conséquence, les créateurs de contenu canadiens indépendants sont peu entendus et donc peu payés lorsque le fruit de leur travail est en ligne.
Les redevances provenant des médias traditionnels et numériques nous donnent les indices d’un décalage important entre les efforts de mise en valeur des contenus locaux des entreprises en ligne et ceux des médias traditionnels :
- Les créateurs de musique canadiens récoltent 34% des redevances des médias traditionnels, mais 10% des redevances des médias numériques.
- Pour les auteurs-compositeurs francophones, les parts de redevances des médias numériques n’est que de 2%.
L’enjeu de la recommandation est d’autant plus important que les créateurs et les détenteurs de droits sont largement sous-rémunérés dans le modèle numérique actuel.
- S’il fallait vendre en moyenne 15 000 copies physiques pour rentabiliser les coûts de production et de mise en marché d’un album, il faut maintenant 30 millions d’écoutes pour parvenir au même montant.
- Les redevances provenant des plateformes numériques sont de 3 à 5 fois plus basses que les médias traditionnels.
En bref, les plateformes en ligne recommandent du contenu en fonction de leur propre intérêt, plutôt que du contenu provenant d’artistes et de créateurs indépendants et locaux. C-11 doit veiller à ce que ces plateformes contribuent au succès des artistes et créateurs canadiens.
C-11 permettra aux créateurs de mieux rejoindre leur public, ce qui va leur permettre de générer plus de revenus et de rayonner davantage ici et ailleurs.
Dans le secteur audiovisuel, les contenus, tels que les films et les émissions de télévision, sont exclusifs. En d’autres termes, les entreprises qui possèdent les droits de diffusion d’une émission ou d’un film donné peuvent se différencier de leurs concurrents grâce à leur catalogue.
De nombreuses personnes au pays choisissent désormais de s’abonner à des plateformes audiovisuelles étrangères disposant de vastes catalogues de films et d’émissions, comme Netflix, Amazon Prime et Disney+.
Source : données de l’OTM pour 2021 (d’autres sondages indiquent que la proposition d’abonnement à Tout.tv serait similaire à celle d’Illico)
Cependant, les productions nationales sont presque inexistantes sur ces plateformes.
Contrairement aux diffuseurs traditionnels de films, d’émissions de télévision et de musique, les diffuseurs en ligne n’ont aucune obligation légale d’investir dans le contenu canadien et, dans les faits, ils investissent peu dans le contenu canadien, et surtout dans le contenu de langue française.
- Par exemple, l’Association des réalisateurs et des réalisatrices du Québec estime que seuls 0,3% des 2,5 milliards investis depuis 2017 au Canada par Netflix l’ont été pour des productions en langue originale française.
Selon les données de l’OTM pour 2021, le taux de l’abonnement à des services de visionnement en ligne (77%) a dépassé le taux d’abonnement pour les services de télévision traditionnels (70%), qui est en régression depuis 2012.
Cela entraîne une diminution des revenus des entreprises qui distribuent la radiodiffusion, comme les câblodistributeurs, et conséquemment de leurs contributions dans des fonds de soutien à la programmation canadienne, comme le Fonds des médias du Canada ou les Fonds de production indépendants certifiés qui appuient la production de contenus canadiens.
- Entre 2016 et 2020, ces contributions ont chuté de 431 à 397 millions de dollars.
Les revenus publicitaires des entreprises privées de télévision diminuent également :
- Résultat : une diminution des dépenses en émissions canadiennes, de 6,7% pour les services traditionnels, et de 9.3% pour les services facultatifs et sur demande.
Alors que les fonds disponibles pour les productions canadiennes diminuent, les émissions canadiennes sont en concurrence avec des séries étrangères, dont certaines disposent d’un budget de 10 millions de dollars par épisode!
- Budget moyen d’une émission canadienne anglophone de fiction (1h) : 2 227 000 $.
- Budget moyen d’une émission de fiction francophone (1h) : 546 000 $!
Malgré une augmentation des volumes de production au pays, les productions canadiennes indépendantes ne représentent plus que 31% de la production totale.
C-11 obligera les services de diffusion en ligne à investir dans la création et la production de contenus canadiens. Cela aura aussi pour effet d’augmenter l’offre de contenus canadiens sur les plateformes étrangères et ainsi de permettre un plus grand choix aux auditeurs canadiens.
On réalise plus que jamais l’importance de la culture dans nos vies. D’un point de vue individuel, les expressions culturelles sont des sources d’inspiration, d’apprentissage, de réflexion, d’émotion et de divertissement. D’un point de vue collectif, elles racontent l’histoire, enclenchent des dialogues, forgent les identités et contribuent au vivre-ensemble dans la paix et l’harmonie.
La Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles a vu le jour en 2005 pour reconnaître cette contribution ainsi que la valeur de la diversité dans un contexte de mondialisation. Elle promeut, pour les individus et les groupes sociaux, l’« accès aux diverses expressions culturelles provenant de leur territoire ainsi que des autres pays du monde ».
Pour qu’il y ait une diversité d’expressions culturelles, les communautés à travers le monde doivent protéger leur capacité à créer et faire rayonner leurs propres œuvres. C’est pourquoi les politiques culturelles comme celle sur la radiodiffusion, qui ont favorisé l’essor d’écosystèmes culturels depuis des générations, doivent être modernisées afin de préserver la diversité de nos cultures, et éviter la monoculture internationale.
Cette préoccupation n’est pas détachée de la réalité : 78 % des Canadiennes et Canadiens accordent une importance personnelle au contenu fait au Canada.
C-11 permettra une meilleure mise en valeur des contenus locaux et nationaux pour que tous et toutes puissent accéder plus facilement à des expressions culturelles qui reflètent la diversité du Canada.
La culture, au Canada, c’est un secteur qui représentait en 2018 plus de 655 000 emplois, loin devant les secteurs de l’agriculture, de l’extraction des ressources naturelles, du pétrole et du gaz naturel, des services publics et de l’automobile.
- Le PIB de la culture excédait les 57 milliards de dollars en 2019, soit 2,7% du PIB canadien.
- Mais le secteur a été grandement perturbé par la crise sanitaire :
- Le PIB des arts, divertissement et loisir a fondu de 63% entre février et mai 2020.
- Un emploi sur quatre a été perdu dans le secteur en 2020.
Selon Patrimoine canadien, C-11 permettrait d’injecter 830 millions de dollars supplémentaires par année dans les secteurs de la musique et de l’audiovisuel.
Depuis des années, les grandes entreprises en ligne s’enrichissent au Canada sans contribuer à notre culture. Il est temps de mettre fin à cette injustice et de défendre notre culture.
Il est temps de se tenir debout pour C-11.